Quand aboyer devient un acte politique

Publié le 10 juillet 2025 à 10:25

En juillet 2025, la France adopte une mesure inédite dans la protection du bien-être animal : l’interdiction des colliers électriques anti-aboiement.

Si cette avancée réjouit de nombreux défenseurs des droits des chiens, elle invite aussi à une réflexion plus profonde sur la place que l’on accorde à l’expression canine.

Pourquoi, dans tant de contextes domestiques, l’aboiement dérange-t-il ?

Pourquoi ce besoin humain constant de faire taire, de normer, de discipliner, jusqu’à parfois effacer toute forme de communication spontanée ? Et si, derrière ces vocalises souvent jugées “gênantes”, se cachaient les fondements d’une culture canine authentique, vivante, transmise, enracinée ?

 

La culture canine, un phénomène social complexe et transmissible

 

L’idée qu’une « culture » puisse exister chez les animaux sociaux n’est plus un tabou dans la recherche contemporaine.

Les orques, les éléphants, les corvidés et certains primates ont déjà démontré que les comportements transmis socialement — par imitation, apprentissage ou héritage — peuvent constituer de véritables traditions comportementales.

Chez le chien, des études émergent qui confortent cette idée, notamment dans des contextes semi-libres ou errants.

Une étude marquante menée en Russie sur les chiens errants de Moscou (Bhattacharjee et Bhadra, 2017) a montré que ces chiens développent des stratégies collectives d’adaptation à la ville, apprennent à reconnaître les horaires humains ou les signaux des feux tricolores, et utilisent des codes sociaux entre eux — des comportements transmis sur plusieurs générations.

Il s’agit là d’une culture canine urbaine, façonnée par la cohabitation avec l’humain mais aussi par des dynamiques propres aux chiens eux-mêmes.

Dans un contexte domestique plus contrôlé, on pourrait penser que cette richesse culturelle s’efface.

Et pourtant, certains foyers où les chiens vivent en meute semi-libre laissent entrevoir, eux aussi, la persistance de ces cultures. L’observation attentive d’un groupe composé de plusieurs individus apparentés, vivant dans une structure familiale stable, révèle par exemple des comportements sociaux complexes autour du hurlement, de la régulation des conflits, de la hiérarchie souple ou du jeu structuré.

 

Domestication, contrôle et appauvrissement relationnel

 

Dans de nombreux contextes modernes, le chien est réduit à un rôle de compagnon obéissant.

Il doit marcher sans tirer, rester silencieux, ne pas interagir de manière autonome avec ses congénères ni avec les humains. Les cours d’éducation canine classiques valorisent des réponses conditionnées (assis, couché, rappel), souvent au détriment de l’intelligence relationnelle propre à l’espèce.

Pourtant, empêcher un chien d’aboyer, c’est parfois lui interdire d’exister. C’est éteindre un outil de communication primordial.

Pire encore, à force d’inhibition systématique de leurs comportements spontanés, certains chiens développent des troubles comportementaux, allant de l’hypervigilance à la sidération émotionnelle, en passant par des formes d’apathie ou d’automutilation.

 

Des chercheurs comme Márta Gácsi et Ádám Miklósi ont démontré que les chiens sont sensibles à la prosodie humaine, qu’ils perçoivent nos émotions à travers nos intonations, et qu’ils adaptent leur comportement en fonction de nos signaux vocaux. Cela signifie que la communication homme-chien est bidirectionnelle — et que priver le chien de son propre canal vocal, c’est compromettre la réciprocité de la relation.

 

Une culture canine incarnée, observable et transmissible

 

Les observations de terrain, lorsqu’elles s’inscrivent dans un cadre stable et sur le long terme, viennent enrichir ces constats scientifiques. Dans une meute familiale constituée progressivement à partir d’un couple fondateur, les chiens ont développé une véritable culture du hurlement, transmise de génération en génération.

C’est d’abord la femelle fondatrice, Onyxia, qui déclenchait ces vocalises collectives, notamment en situation de joie (retour de promenade, moment de détente, repas). Après son décès, sa descendance directe a repris ce rituel : son fils Sen’jin, puis plus tard sa petite-fille Velenn.

 

Ce comportement n’est pas anecdotique. Sen’jin, par exemple, initie régulièrement ces séquences vocales après une satisfaction : un bon repas, une promenade agréable, un moment de jeu. Il cherche la participation de sa sœur Styxs, qu’il harcèle parfois gentiment jusqu’à obtenir une réponse. Une fois le duo lancé, le reste de la meute suit.

Et si un chien ne participe pas, il ira jusqu’à se planter devant lui pour l’encourager, comme s’il lui disait « exprime-toi ! ».

 

Plus fascinant encore : ce comportement s’est transmis à la génération suivante. Velenn, la fille de Sen’jin, agit de manière identique. Elle harcèle affectueusement les congénères silencieux pour qu’ils se joignent au hurlement collectif.

 

On observe alors une forme de rituel social structuré, un acte de cohésion de groupe, que l’on pourrait rapprocher du chant tribal ou du hurlement de loups avant la chasse. Ce n’est ni pathologique, ni aléatoire. C’est organisé, presque cérémoniel.

Et ce comportement n’est pas isolé : d’autres chiens issus de lignées différentes, mais ayant grandi dans cet environnement, participent au rituel. Le hurlement devient un signal partagé, émotionnel, collectif, presque identitaire.

 

Parler, c’est être — pour les chiens aussi

 

L’intelligence des chiens ne se mesure pas seulement à leur capacité à apprendre des ordres.

Elle se révèle surtout dans leur aptitude à comprendre les émotions humaines, à résoudre des conflits sociaux, à coopérer ou à s’adapter à des environnements variés. Mais pour que cette intelligence relationnelle s’exprime pleinement, encore faut-il leur en laisser la possibilité.

En laissant nos chiens communiquer entre eux, en valorisant leurs rituels vocaux, en observant leur culture émerger, nous faisons bien plus que les « éduquer » : nous les reconnaissons comme des individus sociaux, porteurs d’une mémoire et d’une intelligence collective. Interdire un chien d’aboyer, c’est peut-être — à terme — lui interdire de penser.

Dans un monde où les outils de dressage coercitifs reculent enfin, il est temps de repenser notre manière d’écouter les chiens.

Pas seulement pour les comprendre. Mais pour leur permettre, tout simplement, d’exister.

Texte rédigé par M. Bertrand à partir d’observations personnelles, de lectures spécialisées et avec l’appui de l’intelligence artificielle (OpenAI).

Références : • Bhattacharjee, D., & Bhadra, A. (2017). The social dog: Behaviour and cognition of free-ranging dogs. Frontiers in Psychology. • Gácsi, M., Maros, K., Sernkvist, S., Faragó, T., & Miklósi, Á. (2005–2021). Studies on dog-human communication. Eötvös Loránd University, Budapest. • Miklósi, Á. (2007). Dog Behaviour, Evolution, and Cognition. Oxford University Press.


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